"Le vide", de Patrick Senécal --- Quelle maîtrise!
Le vide
Patrick Senécal
Editions Fleuve noir / 2015
729 pages
J'ai lu quelques critiques de ce livre qui est sorti au Canada en 2007, roman qui vient de sortir en Europe, édité par Fleuve noir. J'ai pu remarquer qu'il était quelques fois qualifié de chef-d'oeuvre, rien que ça. Le terme me semblait tout de même un peu gros mais, après lecture, je peux comprendre l'utilisation de ce terme. C'est une belle réussite, c'est certain.
D'abord, un petit avertissement: ce livre est violent, choquant, constitué de scènes insoutenables et abjectes. Et pourtant, je crois bien qu'il relaye simplement ce qui se passe vraiment, à divers endroits dans le monde, peut-être près de chez vous. En fait, nous le savons tous, mais on fait comme si ce n'était pas le cas, on finirait presque même par s'en convaincre. Patrick Senécal, avec un pessimisme sans précédent, avec froideur et grande franchise, sûrement, nous propose une grande remise en question.
La trame est intéressante, très forte en ce qui concerne les relations humaines d'une part, et - surtout - les relations avec nous-même d'autre part. Que recherchons-nous? Quel est notre but dans la vie? De quoi faut-il se contenter? Qu'est-ce qui nous propulse? Bref, que voulons-nous.
L'être humain est - en principe - toute sa vie à la recherche du bonheur. Oui, mais encore faut-il savoir ce qu'il est, ce qu'il représente, mais aussi comment l'atteindre. Le bonheur de l'être humain actuel, selon ce livre, est assez particulier, décevant et souvent très vide de sens.
Paradoxalement, iI est parfois juste à nos pieds, il faudrait uniquement faire un pas pour l'atteindre. Mais voilà, c'est souvent un peu plus compliqué que cela. Ou alors, on complique parfois ce qui est pourtant si simple à atteindre: on se braque, on se renferme sur nous-même et plus rien ne passe. Nous plaçons nos oeillères et nous réduisons notre champ de vision. Cela sera le cas pour l'un des personnages troublant de ce thriller, et le cas de beaucoup d'entre nous je pense.
L'auteur va très loin. C'est extrême et violent, mais est-ce justement ce que nous sommes et ce que nous recherchons? L'être humain s'ennuie, seul, avec les autres aussi qui, eux-mêmes, s'ennuient avec les premiers. Chercher l'extase, aller toujours plus haut, pour mieux se casser la gueule, souvent.
Encore plus fort pour certains pour qui l'extase ultime n'est pas forcément le fait de faire du mal aux autres, mais de se faire du bien en faisant du mal aux autres... Légère nuance dans un dégradé d'égoïsme.
Le titre du thriller prend tout son sens au bout d'un moment: il faut combler le vide, à tout prix, ça devient une nécessité, c'est vital. Le quotidien est le vide: notre entourage, nos relations sont le vide. Notre vie est-elle vide? Il faut combler, colmater. II faut trouver un sens.
En entamant ce pavé de plus de 700 pages, dès les premières lignes, nous sommes confrontés à une violence extrême, des morts violentes, dont des nourrissons (il faut oser). La nature humaine donne déjà à ce stade ce qu'elle a de plus moche. L'auteur des faits, une femme, avoue et ne semble ressentir aucune émotion. Elle demande juste un flingue pour pouvoir enfin se "retirer". Étrange. Nous comprendrons plus tard.
Changement de décor et nous revenons aussi un peu en arrière. L'auteur a placé ses chapitres dans un parfait désordre, totalement contrôlé, et plutôt bien ordré pour un parfait thriller. Le secret d'un bon thriller serait donc là? Déconstruire pour mieux remonter la tension!
Le changement de décor: une partouze géante, un amas de viande en .. composition subtile, avec un peu tout ce qui est imaginable, voire inimaginable. Toujours aller plus loin, plus haut, comme le dit si bien l'un des personnages de cette partie de jambes - et autres membres - en l'air, psychologue, entre deux sodomies.
A ce stade, nous comprenons déjà que nous allons faire face à des personnes ordinaires qui cherchent apparemment l'extraordinaire, dans le sens propre du terme. L'être humain serait-il lassé de tout, deviendrait-il demandeur de toujours plus? Plus loin, plus fort, plus fou? Confronté à un certain vide, toujours ce vide.
"Vivre au Max" est peut-être la solution, la réponse à ce manque, ce vide? "Vivre au Max", une émission de télé-réalité qui fait polémique et entame sa seconde saison. Le concept de cette émission malsaine, dangereuse et perverse, présentée par le charismatique Maxime - Max - Lavoie est simple: les invités choisissent un fantasme, un rêve ou un trip qu'ils n'ont jamais osé ou eu l'opportunité de réaliser et l'émission, qui rassemble un monde fou devant son petit écran, aide ces personnes à vivre leurs frissons devant des millions de témoins. Un pur bonheur! Mais pas pour tout le monde.
C'est complètement débridé, limite légal parfois, mais ça marche. C'est même un événement. Ce qui surprend, - et là l'auteur soulève un point intéressant -, c'est le choix "des rêves" des candidats: pitoyable, affligeant et insignifiant, souvent banal. Ce détail est loin d'être anodin, il est même très parlant.
C'est totalement insensé et immoral, mais est-ce nécessaire finalement? L'auteur va justement se pencher sur ce sujet en nous livrant cette histoire qui est fichtrement d'actualité!
Nous aurons l'occasion de suivre plusieurs personnages clés. Parfois des opposés, à l'image de ce psychologue tourmenté qui cherche à aller toujours plus loin dans la recherche de l'extase, en frôlant parfois le sens moral, en le dépassant souvent, sans jamais pourtant atteindre son but.
En opposition avec ce policier veuf qui semble être coincé dans "sa carcasse", qui n'arrive pas extérioriser sa vie, ses rêves, ses sentiments. Son seul trip: servir la justice, mettre les criminels hors circuit. Noble cause, mais presque dérisoire, dans cette histoire, - son histoire! - face à sa vie, une existence qu'il est en train de suivre, de subir, en trébuchant, en passant toujours et uniquement à côté des chemins qu'il devrait peut-être essayer de suivre une fois pour toute! Personnage agaçant...
Nous suivrons l'enquête de ce flic torturé et déchiré dans son âme, hanté par des démons très tenaces. Des démons qu'il entretient, d'une certaine manière. Encore une fois très paradoxal tout cela. Bref, nous suivrons une enquête qui nous mènera vers une issue très particulière.
Et il y a aussi ce fameux Max, de cette émission débridée, sans retenue et sans aucun frein de secours. Un personnage complexe dont nous découvrirons la vie, le parcours, au gré des chapitres en pagaille, un brouillamini très bien maîtrisé, je le précise encore une fois. Un personnage que nous apprendrons à comprendre aussi, comme bien d'autres aspects. Max est un homme né milliardaire - entreprise familiale oblige -, qui n'est pas intéressé à s'enrichir davantage, bien au contraire. La question serait finalement de savoir ce qui le motive tant à faire ce qu'il fait. La réponse va évidemment nous être donnée par Patrick Senécal, une explication qui a réussi à bien me secouer.
Quelques destins vont forcément se croiser. Des personnages qui, tels qu'ils sont décrits, tels qu'ils évoluent, nous laissent complètement sur le carreau et nourrissent en nous un sentiment étrange. Des protagonistes inquiétants, inquiets, troublants, troublés, qui semblent traîner derrière eux des sacs pleins à craquer et totalement vides à la fois. Ces personnages nous dérangent: la situation qui nous est livrée par l'auteur est dérangeante!
Perte d'illusions, perte d'espoir, déni, déceptions, dégoût, écoeurement, perte de motivation face à la désillusion. Voilà un peu ce qui motivera et démotivera quelques personnages de ce thriller face à leurs actions.
Concernant l'intrigue, Patrick Sénecal nous dirige vers plusieurs directions, sur quelques axes bien définis, une sorte de manipulation de sa part. Chacun de ces axes est assez perturbant, encore une fois dérangeant, on ne sait pas trop où cela nous amène; il en dit assez sans trop nous en dire non plus. Les chapitres déconstruits nous conduiront finalement vers des réponses qui apparaissent tout d'abord un peu en transparence, puis toujours avec davantage de consistance. L'auteur nous guide là où il le souhaite, et nous tire quelques fois par la manche pour nous remettre sur son droit chemin. Et je précise, subtilement.
Et cette multitude de flashbacks donnent un putain de rythme qui nous laisse totalement accro à l'histoire. L'écriture est froide, violente, laissant apparaître une certaine agressivité, mais aussi d'une fluidité déconcertante. Un "page-turner" dans toute sa splendeur. L'utilisation accrue du présent dans le récit surprend parfois, mais donne un ton intense, direct et glaçant.
Le dénouement, que dire du dénouement? Ça secoue, ça déstabilise et ça fait franchement mal. Il y a toujours une bonne part de vérité dans certaines fictions. Et là c'est évident, c'est flagrant, nous sommes dans notre monde et dans notre société bien réels. C'est indiscutable.
Bonne lecture, et bonne chance.